De retour de Lisbonne, hier j'ai reçu un appel du passé : une cliente me disait me connaître, ou du moins connaître ma famille. Cette dame était la belle sœur de Guy Derocles .
Pour ceux qui ne connaissent pas Guy, c'était la plus grande gueule du village, et son coeur était encore plus grand que l'écho de sa voix.
La vie avec lui ne devait pas être facile, mais à chaque fois qu'il se passait quelque chose au village, il était présent, connaissait chaque personne. Il venait simplement avec un morceau de sanglier, une poignée de champignon. Sa mère aussi avait elle aussi une grosse voix, mais peut-être est-ce le Sud qui fait qu'on ne se parle pas mais on s'engueule; je venais chercher des caillettes d'herbe quand elle tuait le cochon; et je me souviens des mariages de ses filles où ma sœur , en demoiselle d'honneur, était vêtue d'une une robe longue bleu pale. Sa fin fut tragique comme des centaines d'agriculteurs en France actuellment : plutôt mourrir que de vivre d'aide, on l'a trouvé un jour dans ses vignes, son chien l'avait accompagné dans une région où je lui souhaite des chasses miraculeuses et des tournées de pastis éternelles.
Et de fil en aiguille, j'ai retissé les liens du temps. J'ai retrouvé des mercredi où notre voisin attelait Caïd, fier poney blanc, et embarquait dans la carriole tous les enfants du quartier, les soirs de vendanges où des familles complètes venues d'Espagne doublaient la population de notre village.
Je me disait que ce temps là n'existe plus, que notre village et la ville ( si, si, Bagnols sur Cèze est une ville...) situé à 5Km sont reliés par des lotissements , zones artisanales, bâtiments en tout genre ont remplacés les vignes qui en automne embrasaient nos regards. Fallait voir ces feuilles rouges et jaunes, ces casques de ceps flamboyants, amorçant une mer de feu. Je me souviens qu'un jour une veille dame avait dit à ma grand-mère : "Vous verrez Madame Pialla, un jour, Donzère et Pierrelatte ne feront qu’un ", ce à quoi, ma grand-mère avait haussé les épaules, et exprima son joyeux: "Si la Tante Marcelle était encore là, elle ferait de ces bonds ! ". Et aujourd'hui, quand pour partez en vacances, si vous passez par la RN7, vous ne verrez plus rien des paysages entre Donzère et Pierrelatte; si ce n'est qu’un long cheminement de hangars .
Je ne suis pas nostalgique, si je parle de cet appel d'hier, c'est que Lisbonne m'a rappelé un poème de Pesoa sur un marin :
"Un jour, le marin, peut-être lassé de son rêve, voulut se souvenir de sa véritable patrie, celle d’avant le naufrage : il n’y parvint pas, il ne se souvenait plus de rien : S’il se souvenait d’une enfance, c’était de celle qu’il avait vécue dans sa patrie de rêve (…). Sa vie entière était devenue la vie qu’il avait rêvée. Et il vit qu’il était impossible qu’il pût y avoir une autre vie que celle-là. Car il ne se rappelait pas une seule rue, pas une seule silhouette, pas même un geste de sa mère… Et de la vie qu’il lui semblait avoir rêvée, tout était réel, tout avait existé".
La patrie de mon enfance est celle de mes rêves d'enfants, transformée par l'adulte que je tente en vain d'être.